La situation en Europe occidentale à la veille des croisades.
Le renouveau urbain en Europe occidentale au XIe siècle favorisait l'essor commercial tant intérieur qu'extérieur. Le commerce permettait de convertir tout excédent de produits en objets de luxe, tissus coûteux, armes finement ciselées, épices, vins d'outre-mer, ou tout simplement en argent — moyen d'échange universel. Les appétits matériels des féodaux semblaient pouvoir croître à l'excès, aussi ces derniers accentuèrent-ils leur pression sur les paysans. Mais les possibilités de satisfaire leurs besoins restaient limitées. Le morcellement des fiefs et leur transmission par héritage au fils aîné vouaient une multitude de chevaliers à une existence quasi misérable. Aigris et dénués de scrupules, ils entendaient mener une vie « digne » de leur noble origine. Tout moyen leur était bon. Des bandes de chevaliers erraient de château en château, se louant au seigneur qui leur semblait offrant, se faisant à l'occasion brigands de grands chemins, attaquant les monastères et dévalisant les marchands. Après une période de profond déclin aux IXe et Xe siècles, l'Eglise et les monastères connurent un essor rapide. L'Eglise devint en fait la seule force politique cohésive dans l'Europe occidentale fractionnée. Le mouvement de Cluny favorisa l'accroissement de la puissance économique de l'Eglise. Devenue plus forte, la papauté prétendit au rôle de premier arbitre entre les Etats de l'Europe occidentale. Les papes centraient leur attention sur Byzance déclinante. Une fois consommée la scission de 1054, la papauté ne laissa pas de briguer la primauté sur l'Eglise chrétienne orientale. La voie diplomatique ne fournissant pas les résultats escomptés, les papes soutinrent directement les actions militaires entreprises contre l'Empire byzantin.
Commerce avec Byzance et le Levant. Pèlerinages aux «Lieux Saints». Toutes les villes de l'Europe occidentale, quelles que fussent les voies de leur développement, étaient intéressées à entretenir des liens commerciaux avec l'Empire byzantin et le Levant. L'Europe du XIe siècle appréciait les soieries et les brocarts d'Orient, les armes damasquinées et la verrerie artistique, les cuirs finement travaillés, les bijoux, les épices et les vins. Une seule expédition rentrée à bon part de l'Orient valait toute une fortune.
Les villes italiennes, surtout Venise, entretenaient une com- merce intense avec Byzance et les pays du Levant. On pouvait voir des négociants vénitiens dans les nombreuses villes de l'Empire byzantin mais aussi à Antioche, Beyrouth, Tripoli et Alexandrie. Ils y amenaient du bois, des esclaves, du fer et du blé. En échange de leur aide militaire contre les Normands, Alexis Ier Comnène accorda aux Vénitiens des privilèges inouïs: ils purent commercer en toute liberté dans tout l'Empire sans débourser une seule obole de taxes ; des quartiers entiers et des quais d'accostage leur appartenaient à Constantinople.
Tous les objets de luxe parvenaient en Europe de Byzance et des pays du Levant. Les richesses des pays d'outre-mer passaient pour être fabuleuses. L'imagination des Européens confondait l'Orient, la Terre Sainte (la Palestine et Jérusalem), où selon la légende chrétienne avait vécu le Christ et où il était mort sur la Croix, et le paradis terrestre.
Après avoir conquis la Palestine, la Syrie, l'Asie Mineure, la Sieilejet l'Espagne, les Arabes musulmans firent preuve d'une grande tolérance religieuse. Dès le VIIIe siècle les pèlerins venus de Byzance et d'Europe occidentale pouvaient voyager sans encombre jusqu'aux Lieux Saints. A partir du XIe siècle ils ne cessèrent d'affluer. Partis des bords du Rhin ou du Danube, ils traversaient la Hongrie et les Balkans, puis l'Asie Mineure et la Syrie; certains quittaient les rivages de l'Italie ou Byzance pour continuer leur voyage par mer. Les pèlerins ne faisaient pas route isolément, il fallait être nombreux pour parer aux difficultés et à tous les périls d'une si longue expédition.
A la suite des conquêtes opérées dans le Proche-Orient par les Turcs Seldjoucides et des luttes intestines qui éclatèrent parmi eux, la situation changea. Les routes terrestres furent pratiquement fermées aux pèlerins. Nombre d'églises et de monastères furent saccagés. Une partie de la population aisée alla chercher refuse dans les provinces européennes de l'Empire byzantin. Mais les pèlerins qui continuèrent d'arriver par mer purent visiter Jérusalem en;payant une taxe modique. L'Eglise faisait circuler des rumeurs exagérées sur les « atrocités » commises par les musulmans et excitait les esprits contre les infidèles qui « souillaient » le Saint-Sépulcre. Cette propagande était soutenue par la papau.
Les pèlerinages en Palestine jouèrent leur rôle: on apprit que le monde musulman était déchiré par des querelles intestines, et que les Lieux Saints n'étaient pas hors de portée. Les pèlerins purent voir des villes florissantes et leurs récits, reproduits par des milliers de bouches, parlèrent d'un véritable pays de Cocagne.
Le Levant et Byzance à la fin du XIe siècle.
Les Turcs Seld- joucides ne tardèrent pas à évincer Byzantins et Arabes de Test du Bassin méditerranéen. Au milieu du XIe siècle le califat de Bagdad tomba sous leurs coups, cependant qu'ils enlevaient la Syrie et la Palestine au califat d'Egypte. La victoire de Manzikert laissait les mains libres aux Seldjoucides. A peine 10 ans plus tard, ils dominaient la presque totalité de l'Asie Mineure. A moins de 100 km de Constantinople, la ville de Nicée devint la première capitale du Sultanat de Roum (par la suite Iconium ou Konya).
Les possessions des Turcs n'étaient pas réunies en un seul Etat. Elles formaient des émirats indépendants, dont les plus importants, après celui de Roum, étaient MossouL Damas, Alep, Antioche et Tripoli. Dans les 10 dernières années du XIe siècle ils s'affrontèrent en une lutte acharnée.
Byzance traversait une période difficile. Andrinople à l'Ouest et le Bosphore à l'Est, telles étaient vers 1081 les véritables fron- tières de l'Empire. L'Asie Mineure semblait perdue. L'émir de Smyrne, Tchakha, avait la maîtrise de la mer; après s'être emparés des possessions byzantines dans le sud de l'Italie, les Normands voguèrent vers l'Epire avec la bénédiction papale; ils y débarquèrent en été 1081, prirent Avlona et Dyrrachium, saccagèrent la Macédoine et pénétrèrent en Thessalie. Ce n'est qu'en 1085 qu'Alexis Ier réussit à chasser ces premiers envahisseurs occidentaux.
La situation ne changea pas pour le mieux. Les incursions des Petchenègues, espacées et de courte durée au milieu du XIe siècle, devinrent le fléau des provinces européennes de Byzance à partir des années 80. Alliés aux Polovtsiens, les Petchenègues infligèrent une cuisante défaite à Alexis Ier sur les bords du Danube, à la fin de ces mêmes années. Leurs troupes se pressaient aux murs de Constantinople. Tchakha s'apprêtait à donner l'assaut à la capitale, ayant convenu avec les nomades d'agir en commun. La situation semblait sans issue, le désespoir régnait. Alexis Ier s'adressa aux pays occidentaux et à la papauté pour leur demander une aide militaire contre les païens et les infidèles. Les prières d'Alexis ne restèrent pas sans écho. Mais ceux qui se servirent de ses lettres pour répandre l'idée de la croisade étaient loin d'être mus par le pieux désir de voler au secours de Byzance.
Première croisade.
Les conditions de vie matérielle des ordres et classes de la société ouest-européenne et la situation politique existant en Occident et en Orient, à la fin du XIe siècle, poussè- rent à réaliser l'idée aventureuse de reconquérir les terres prises par les musulmans. Par centaines de mille les gens se lancèrent dans des entreprises guerrières pleines de périls et de privations, qui devaient les conduire en pays lointains, vers l'inconnu.
L'idée de délivrer les Lieux Saints et de combattre au nom de la foi n'était pas nouvelle en elle-même. Dès le début du XIe siècle une propagande intensive dans ce sans avait été déclenchée pour dissimuler les rêves de conquêtes que caressaient les féodaux occidentaux. Nombreux furent les chevaliers français à participer dans les années 60-80 à la reconquista — la reconquête de l'Espagne sur les Arabes. La papauté accordait tout son soutien aux expéditions contre les musulmans. Ce fut la guerre sainte. Et ceux qui payaient de leur vie leur participation aux batailles étaient qualifiés de martyrs de la foi.
Au milieu de XIe siècle la croisade fut prêchée par le pape Grégoire VII. Pour lui l'idée de délivrer les Lieux Saints ne faisait qu'un avec son projet de soumettre l'Eglise orientale. La curie romaine espérait par cette croisade accroître à l'extrême son autorité, élargir sa sphère d'influence et augmenter sa puis- sance politique, multiplier ses richesses.
Lors du concile de Clermont, en 1095, le pape Urbain II, excellent orateur, prononça en plein air un discours passionné où il adjura rois, seigneurs et menu peuple de délivrer le tombeau du Christ. Tout en promettant le salut de l'âme à ceux qui partiraient, le pape n'eut garde d'oublier de parler des richesses de l'Orient: « Quiconque est ici déshérité et pitoyable trouvera joie et abondance là-bas.»
L'appel du pape eut un écho immense. Les grands féodaux envisageaient la croisade comme un moyen de multiplier rapidement leurs avoirs. Les chevaliers pauvres espéraient enfin obtenir de riches fiefs. La paysannerie miséreuse et opprimée rêvait de terre et de liberté. L'entreprise en train de se préparer répondait à des visées toutes matérielles, mais prodigieux fut le fanatisme religieux qui s'empara des masses exaltées par l'idée de la cause sainte et de l'exploit chrétien. Les paysans furent les premiers à se croiser. Dans la fièvre des préparatifs, ils se mirent à vendre en toute hâte et à vil prix tout ce qui était vendable et « achetaient chèrement tout ce qui était nécessaire pour le voyage ». Us eurent leurs prédicateurs i^un deux, Pierre l'Ermite d'Amiens, se distinguait par son éloquence et son abnégation.
Les paysans ne voulurent pas'at- xenare la tm de 1 été, quand devait se mettre en mouvement la foqwl C'est tout au début du printemps de l'an defnoWin! Cr0îf+ade, P°Pulaire entreprit la traditionnelle route des pèlerins, quittant dans l'allégresse le Nord et le Centre.
France et les pays rhénans d'Allemagne. Une foule informe et pratiquement désarmée envahit les routes. Des familles entières se mirent en branle, hommes, femmes, enfants, sans élimination avec d'innombrables chariots et véhicules de toutes sortes. La croisade populaire fut grossie d'éléments déclassés, de gans sans aveu et de bandos de chevaliers-brigands, voire de criminels, qui n'attendirent pas longtemps pour piller et agresser la population locale. Les premiers massacres de Juifs eurent lieu dans les villes.
Les croisés devaient user de la force pour se procurer de la nourriture; la riposte fut particulièrement sévère en Hongrie et en Bulgarie. Les croisés furent décimés, parfois complètement anéantis. Près de la moitié seulement, 30 à 40 000 hommes, purent atteindre Gonstantinople à la fin de l'été.
Alexis Ier comprit parfaitement toute l'absurdité de la croisade populaire. Il tenta de retenir les paysans jusqu'à l'arrivée du gros des forces régulières. Mais à la suite des pillages la colère montait dans Gonstantinople contre les croisés. Les Byzantins leur firent passer le Bosphore. Ces masses indisciplinées et sans expérience aucune de la guerre avaient un mépris profond des Turcs. Elles mirent pied en Asie Mineure et prirent la direction de Nicée, capitale du sultanat. La collision avec les troupes seldjoucides fut affreuse. La croisade paysanne sans armes fut décimée impitoyablement. Moins d'un dixième purent fuir vers le Bosphore et se rembarquer.
La croisade seigneuriale comprenant quatre armées distinctes de chevaliers venus de Lorraine, de Normandie, de la France méridionale et de l'Italie du Sud, traversa les terres byzan- tines en automne de 1096 et au printemps de 1097. Les chevaliers normands étaient commandés par Bohémond de Tarente, l'un des meilleurs chefs de la première croisade. Dix ans auparavant il avait conduit les Normands à la guerre contre Byzance.
Au cours des quelques années qui précédèrent, la situation dans l'empire s'était améliorée. Les Seldjoucides s'étaient empêtrés dans "leurs dissensions. Au printemps de 1091, à l'embouchure de la Maritza, l'armée byzantine, aidée des Polovtsiens, anéantit presque complètement les Petchenègues. La flotte de Tchakha, qui n'avait pas eu le temps de rejoindre ses alliés, fut détruite. L'arrivée des chevaliers croisés était donc pour les Byzantins une nouvelle et sérieuse menace.
En effet les chevaliers se conduisirent dans l'empire comme en territoire conquis. La population leur répondit par la guerre partisane. Après l'avoir pillée de fond en comble, les croisés incen- dièrent la ville de Pélagonie sans épargner ses habitants. L'empereur prit des mesure; de sécurité. Des troupes furent disposées le long de la route que devaient suivre les croisés. Elles les empêchèrent de dévier de leur chemin, les assaillirent dans les défilés et établirent des embuscades au passage des cours d'eau. Alexis Ier voulait montrer que Byzance était encore assez forte.
Au printemps de 1097, les armées des croisés commencèrent à affluer devant les murs de la capitale. Redoutant de les voir s'unir contre Byzance, l'empereur se hâtait d'assurer la traversée des troupes au fur et à mesure de leur arrivée, avant qu'elles ne fussent grossies par celles qui les talonnaient. Alexis Ier mit en œuvre tout son talent de diplomate, non sans user de la force militaire. Sa tactique porta ses fruits. Il sut contraindre les chefs des croisés à lui prêter serment d'allégeance: toutes les terres qu'ils allaient conquérir devaient devenir des fiefs de l'empire. Cet important succès permit à Alexis de formuler ses prétentions et d'intervenir dans les affaires des croisés. Fiers et hautains, les croisés sans scrupules se permettaient à Constantinople tout ce qu'ils voulaient.
Fondation d'Etats par les croisés en Orient.
A la fin du printemps de 1097 les croisés s'étaient transportés sur l'autre rive du Bosphore. Une route épuisante à travers les montagnes et les déserts s'ouvrait devant eux. La chaleur, la soif et les pentes escarpées coûtèrent la vie à plus d'un chevalier lourdement cuirassé. Les croisés ne trouvaient devant eux que les cendres des agglomérations brûlées par les Seldjoucides. La première ville assiégée fut Nicée. Sa petite garnison se rendit à la troupe byzantine qui accompagnait les nouveaux vassaux de l'empereur. La ville ne fut pas livrée au pillage, ce qui provoqua le mécontentement parmi des chevaliers. Peu après les croisés défirent le sultan à Dorylée. La route de la Syrie était libre. La bataille de Dorylée fut la dernière où les croisés agirent en commun. Des querelles pour la possession des villes enle- vées éclatèrent. Les relations avec les Byzantins se détériorèrent, la plupart des seigneurs occidentaux ne remplissant pas leurs engagements envers l'empereur.
Les croisés créèrent un ensemble d'Etats au Levant. Le premier fut le comté d'Edesse, ensuite la principauté d'Antioche. La bataille pour Antioche entraîna la rupture définitive avec Byzance et une aggravation extrême des antagonismes au sein des croisés. La ville tomba aux mains de Bohémond de Tarente. Pendant 10 ans la principauté d'Antioche joua le premier rôle parmi les Etats fondés par les croisés. Les troupes de la Byzance, mettant à profit l'affaiblissement des Turcs et les discordes au sein de la croisade seigneuriale, occupèrent l'une après l'autre les provinces de l'Asie Mineure.
Les rangs des croisés s'éclaircirent. Les pertes étaient lourdes et beaucoup de chevaliers quittaient l'armée pour revenir en Europe. Les seigneurs occupés à régler leurs affaires dans les nouvelles possessions, semblaient avoir oublié le but de la croisade. Le mécontentement s'empara des petits chevaliers et du menu de l'armée. La menace de troubles qui pouvaient aboutir au sac d'Antioche, força les chefs de la croisade à donner l'ordre de partir pour Jérusalem. On était en 1099. La ville fut enlevée d'assaut.
La population musulmane fut égorgée sans distinction. Des flots de sang coulèrent pendant le massacre qui n'était interrompu que pour chanter des hymnes et des cantiques sacrés. Le nouveau royaume de Jérusalem comprenait la Palestine et le sud de la Syrie. Ua homme borné, Godefroy de Bouillon, chef des chevaliers de Lorraine, fut proclamé roi. Godefroy s'intitula Avoué du SaintSépulcre, c'est-à-dire défenseur du tombeau du Christ. Bientôt fut fondé le comté de Tripoli. Le littoral est de la Méditerranée, entre la Cilicie et le califat d'Egypte, se trouva aux mains des croisés.
Cependant, leurs forces manquaient de cohésion. Morcelées, elles étaient encore affaiblies par les rivalités. Les croisés pouvaient difficilement conser- ver leurs conquêtes. Bohémond était conscient du péril, mais préférait açir seul. En 1104, ses troupes essuyèrent une cuisante défaite qui remplit les Musulmans d'enthousiasme. Fait prisonnier, Bohémond dut payer sa liberté d'une rançon. A son retour, il se dépensa à prouver que Byzance était responsable des échecs subis par les croisés. De retour en Europe, Bohémond refit en 1107 une nouvelle tentative pour se rendre maître de la Dalmatie, mais défait, il dut se reconnaître le vassal de Byzance pour la principauté d'Antioche.
La première croisade était terminée. Le bilan était de taille. Les chefs des croisés avaient fondé des Etats, les barons et les chevaliers avaient acquis des richesses et s'étaient taillé des fiefs. Byzance avait elle aussi profité de cette expédition, elle avait su récupérer tout le littoral sud de la mer Noire, le nord-est et l'ouest de l'Asie Mineure avec des villes importantes. Mais la masse des participants de cette entreprise n'avait rien gagné. Des milliers de simples gens laissèrent leur vie en terre étrangère.
Les Etats latins du Levant.
La principauté d'Antioche, les comtés d'Edesse et de Tripoli dépendaient nominalement du royaume de Jérusalem. Ces Etats jouissaient d'une indépendance de fait. Leur organisation sociale et politique était la reproduction exacte des usages en vigueur dans l'Europe occidentale. Le pouvoir du chef d'un tel Etat était limité par un conseil de grands seigneurs, la Chambre haute.
Les féodaux faisaient travailler dans leurs domaines des paysans asservis, musulmans (Arabes, Turcs) ou chrétiens (Syriens, Grecs). L'incertitude où étaient les nouveaux maîtres de pouvoir maintenir leur domination et l'appât du lucre eut pour effet d'aggraver durement l'exploitation. La condition des Musulmans était particulièrement pénible.
Nombreuses étaient les révoltes des paysans. Ils assassinaient des chevaliers isolés et attaquaient même des troupes entières, prêtaient la main aux Turcs seldjoucides et aux Arabes. La population chrétienne indigène haïssait les nouveaux seigneurs d'outremer qui se posaient en libérateurs.
Les révoltes les plus sérieuses eurent lieu dans le royaume de Jérusalem et le comté de Tripoli. Les croisés avaient peine à se défendre tant contre les ennemis du dehors que contre leurs propres sujets. Les frontières de leurs possessions s'étiraient sur plus de 1 200 km, ce qui rendait leur défense quasi impossible. Les seigneurs étaient en lutte perpétuelle; ils n'hésitaient pas à conclure des alliances avec leurs ennemis de la veille. Nombreux étaient ceux qui préféraient retourner en Europe emportant un riche butin. D'autres venaient les remplacer.
La situation dans ces nouveaux Etats d'Orient était beaucoup plus instable et confuse que dans les pays d'origine des croisés; l'anarchie y était grande.
Les Etats latins du Levant intéressaient particulièrement l'Eglise et une autre force: les villes, en passe de devenir une véritable puissance. Leur rôle dans la vie politique de ces régions ne faisait que croître, surtout celui des villes italiennes. Vénitiens, Génois, Pisans fournissaient aux croisés des vivres, des renforts et des armes. Ils concentraient en leurs mains tout le commerce avec l'Orient, sans passer par Byzance. Des villes comme Venise, Gênes ou Pise avaient leurs quartiers, leurs villages et ateliers au Levant.
La position précaire des croisés dans leurs Etats poussa la papauté à créer ses propres forces pour défendre leurs conquêtes. C'est ainsi que furent institués successivement à Jérusalem en 1119, l'ordre des Templiers (les chevaliers du Temple), une congrégation de moines-soldats, croisés de métier, puis l'ordre des Hospitaliers (Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem), et, à la fin du XIIe siècle, l'ordre Teutonique, ou de Notre-Dame des Allemands, qui transporta par la suite son activité dans les pays baltes. Ces ordres, hospitaliers et militaires, d'organisation strictement centalisée, avaient à leur tête des « Grands-Maîtres » subordonnés directement au pape. Ils accumulèrent d'énormes richesses au Levant et en Europe occidentale. Les ordres furent une force militaire redoutable, ils prirent une part active à la lutte contre les Musulmans et furent les derniers à quitter l'Orient pour s'établir définitivement en Europe.
Deuxième et troisième croisades.
En 1144 l'émir de Mossoul s'empara du comté d'Edesse, menaçant Antioche. La riposte fut une nouvelle croisade entreprise en 1147 avec la participation de rois de France et d'Allemagne. Elle se termina lamentablement. En cheminant à travers l'Empire byzantin, les croisés firent tant et si bien que les relations avec Byzance se tendirent à l'extrême. L'aide des nouveaux venus fut accueillie à Antioche avec réserve: les seigneurs en place ne désiraient pas se quereller avec les émirs voisins. Les discordes entre Français et Allemands étaient incessantes, et bientôt les doux rois quittèrent sans gloire la Syrie.
La situation dans les Etats latins ne fit qu'empirer. Vers les années 70 du XIIe siècle le Sultanat des Ayyubides en Egypte prit de l'importance. Il engloba la Syrie et la Mésopotamie. Le sultan S al ah ed-Din (Salaclin), issu d'une grande famille kurde, fut un homme politique clairvoyant et un grand capitaine. Il tailla en pièces les croisés en 1187, près du lac de Tibériade. Le gros de leurs forces fut anéanti. Jérusalem succomba peu après. Les croisés conservaient Antioche, Tripoli et Tyr.
La prise de Jérusalem fut le motif de la troisième croisade. Elle eut pour chefs Philippe Auguste, roi de France, Richard Cœur de Lion, roi d'Angleterre, et le roi d'Allemagne Frédéric Barberousse. Les résultats de cette expédition furent infimes. Philippe Auguste et Richard d'Angleterre étaient séparés par une cruelle rivalité. Richard Cœur de Lion, qui devait son surnom à sa bravoure, était un très mauvais stratège. Il était bien plus enclin à se livrer au pillage qu'à des actions militaires régulières. Frédéric fut sur le point de retourner les armes contre Byzance. Mais il périt noyé dans les eaux d'un petit torrent de montagne, avant d'atteindre la Syrie. Les Allemands s'en retournèrent chez eux. Jérusalem ne fut pas récupéré, mais les croisés prirent Acre. Richard avait conquis l'île de Chypre, qu'il vendit aux Templiers.
Quatrième croisade.
L'insuccès de la troisième croisade ne découragea pas les seigneurs occidentaux et la papauté. Les préparatifs d'une nouvelle croisade commencèrent en 1199. Elle eut pour objectif primitif l'Egypte, le cœur de la puissance des Ayyubides. Les Vénitiens s'engageaient à transporter les croisés par mer moyennant le paiement de 85 000 marcs d'argent et à condition de recevoir la moitié des terres conquises et du butin raflé. Pour se faire verser dûment la somme fixée, le doge de Venise Henri Dandolo retint sur l'île inhospitalière du Lido les croisés qui attendaient la traversée. Il manquait les deux cinquièmes de la somme promise. Venise proposa alors aux croisés insolvables de conquérir pour le compte de la République la ville de Zadar en Dalmatie en passe de devenir un concurrent commercial dange- reux pour Venise. Les croisés durent accepter de couvrir ainsi le solde de leur dette, bien que les habitants de la ville fussent catholiques et que le roi de Hongrie dont elle dépendait eût pris la croix.
Zadar fut prise d'assaut en novembre 1202 et mise à sac. Le pape Innocent III, courroucé, faillit excommunier les responsables de ce détournement de croisade, mais se borna à exiger une pénitence: il craignait de mécontenter les croisés et préféra qu'un « moindre mal» (la prise de Zadar) ne fît pas obstacle au « plus crrand bien » (la croisade).
Or les événements de Byzance provoquèrent d'importants changements dans les plans de la croisade. A la fin du XIIe, siècle Byzance visiblement faiblissait. Les ennemis la pressaient de toutes parts. Ses revenus baissèrent, et le commerce tomba presque entièrement aux mains des Vénitiens. Ce que voyant, les empereurs tentèrent de leur opposer Génois et Pisans qu'ils comblèrent de privilèges, mais ruinèrent définitivement le commerce et l'artisanat de l'empire. Les Vénitiens voyant la faiblesse de l'Empire, rêvaient de la maîtrise du Bosphore. Le projet de croisade ne pouvait les intéresser. Il était de plus en plus évident que les ambitions des croisés n'avaient aucune perspective. Tandis que le commerce avec le monde musulman pouvait donner des profits autrement plus tangibles; Venise était d'ailleurs en rapports commerciaux actifs avec l'Egypte.
En 1202, le fils d'Isaac II Ange détrôné à Byzance, Alexis, alla chercher refuge en Occident. Espérant obtenir l'aide du pape contre l'usurpateur Alexis III, il lui promit sa participation à la croisade et la subordination de l'Eglise byzantine au SaintSiège. Alexis se rendit ensuite auprès du roi de Germanie Philippe de Souabe, marié avec la sœur d'Alexis. Peu après une ambassade de Philippe de Souabe arriva auprès des croisés à Zadar. Ces envoyés les sollicitèrent d'accorder leur soutien pour rétablir l'empereur « légitime » sur le trône byzantin. Cette requête fournissait aux chefs de la croisade — surtout aux Vénitiens — une prétexte spécieux pour faire dévier la croisade. Dans l'ensemble les esprits parmi les croisés étaient passablement hostiles à Byzance. Depuis Béhémond de Tarente on se plaisait à accuser Byzance de tous les insuccès. La moindre tentative de l'Empire pour défendre ses intérêts au Levant suscitaient l'indignation.
L'offre du roi de Germanie fut acceptée. Le jeu valait la chandelle : l'expédition en Egypte n'était que partie remise, quant à Isaac II et Alexis, ils devaient verser aux croisés pour leur aide la somme fantastique de 200 000 marcs d'argent, fournir 10 000 soldats et entretenir 500 chevaliers en Terre sainte.
A la fin du mois de juillet 1203, la flotte des croisés apparut devans Constantinople. Le siège fut bref et Alexis III prit la fuite avec ce qui lui restait du Trésor. Isaac II et son fils Alexis une fois rétablis sur le trône, ne purent ramasser les 200 000 marcs ; au printemps de 1204, il manquait encore la moitié de la somme prévue. Le pays était ruiné. Les événements furent précipités par la révolte de Constantinople contre les tristes gouvernants qui avaient amené les hordes de croisés devant les murs de la capitale. Isaac Ange fut encore une fois détrôné et Alexis étranglé en prison. Le nouvel empereur tenta d'organiser la défense, mais irrémédiablement trop tard. Les mercenaires menaçaient de quitter la ville et les notables ne voulaient pas débourser.
Les croisés décidèrent d'enlever Constantinople d'assaut. Quelques semaines avant d'engager la bataille, ils signèrent un accord pour le partage de l'empire. Le 13 avril 1204, la ville sur comba et subit un sac barbare. Une moitié de la capitale fumait sous Les decombres, tandis que l'autre etait devastee et pillee. Les habitants furent décimés; des dizaines de monuments de l'architecture antique d'une beauté inégalable étaient à jamais perdus, Les croisés se gorgèrent de butin. On évalua à plus de 400000 marcs d'argent la part du butin qui fut systématiquement partagée parmi les croisés, sans compter les richesses raflées arbitrairement et ce qui revint aux Vénitiens. Un écrivain byzantin, témoin du sac de Constantinople, disait que les Musulmans avaient été plus miséricordieux et moins féroces que ces chevaliers de la Croix.
L'Empire byzantin tomba en morceaux. Les croisés créèrent l'Empire latin. Des Etats grecs naquirent en Epire et en Asie Mineure, qui engagèrent aussitôt la lutte contre les conquérants.
Après le partage de Byzance, les chevaliers occidentaux renoncèrent à continuer la croisade. Il n'y avait plus aucun sens d'affronter de nouveaux périls. Seul le pape manifesta un certain mécontentement, qui ne dura pas ; il pardonna cette «licence» aux chevaliers, dans l'espoir de pouvoir soumettre l'Eglise byzantine au Saint-Siège (pour les destinées de l'Empire latin, voir chap. XVIII, § 2).
Les dernières croisades.
Après la quatrième croisade, le mouvement faiblit rapidement; en premier lieu par suite de profonds changements économiques et politiques survenus en Europe : progrès de la colonisation intérieure, essor des villes, consolidation du pouvoir central. D'autre part le fait que l'Orient s'était uni pour riposter aux conquérants n'est pas à négliger. Plusieurs croisades furent cependant prêchées. Les superstitions, la misère et le vagabondage de l'enfance délaissée furent à l'origine d'un phénomène historique monstrueux, les croisades d'enfants. La croyance se répandit que seuls des enfants innocents pouvaient enlever Jérusalem. Deux levées d'enfants eurent lieu. En 1212 des dizaines de milliers d'enfants venus de tous les coins de France se massèrent à Marseille. Ils devaient faire route vers le Levant par mer. Une partie des vaisseaux remplis d'enfants furent déchiquetés par la tempête : la plupart des enfants furent victimes d'un odieux trafic et vendus en esclavage en Egypte. La seconde armée de petits croisés partie d'Allemagne perdit près de la moitié de ses effectifs au passage des Alpes. Le reste fut arrêté en Italie. La plupart périrent de faim ou de maladie sur le chemin du retour. Il y eut encore quatre croisades de 1217 à 1270. Les résultats furent minimes. La dernière fut celle que Louis IX entreprit contre les .Arabes de Tunisie; il dut engager les chevaliers pour de l'argent. La peste se déclara parmi les croisés quand ils furent sur le sol d'Afrique: le roi lui-même en périt. La croisade fut interrompue. Cependant les possessions des croisés au Levant se réduisaient de plus en plus. Antioche tomba à la veille de la dernière croisade, puis Acre, la dernière place forte des croisés, succomba en 1291.
Ces entreprises qui, en 200 ans, avaient coûté des centaines de milliers de vies humaines et des ressources matérielles incalculables, se soldaient par un échec. Le préjudice causé à la population de Byzance et des pays du Levant était énorme. Toutefois, comme tout phénomène social d'envergure, les croisades laissèrent leur empreinte en Europe occidentale. Elles contribuèrent indirectement au développement des villes, en faisant monter la demande d'armes et d'équipement militaire tandis que les trésors pillés en Orient étaient passés aux mains des patriciens. Mais le résultat le plus important fut la reprise du commerce des villes occidentales avec l'Orient. La chute de Byzance, la principale rivale des villes italiennes favorisa leur essor, en particulier celui de Venise. Elles établirent leur maîtrise commerciale sur la Mé- diterranée orientale et la mer Noire.
Les contacts prolongés avec la population d'un Orient plus cultivé furent profitables aux Européens : ils leur firent connaître et apprécier les nombreux bienfaits de la culture et de la technique de Byzance et du monde musulman. De nouvelles plantes pénétrèrent en Europe: le riz, le sarrazin, l'abricotier, la canne à sucre, etc. Autres emprunts: l'arbalète et les procédés de la trempe des métaux et de la fabrication de certains tissus de valeur. De nouvelles notions d'hygiène (les bains chauds) furent introduites en Europe. Il reste difficile à définir avec certitude dans quelle mesure l'influence culturelle orientale a été le résultat des croisades ou la conséquence de rapports pacifiques avec les Arabes d'Espagne et de Sicile, de relations avec Byzance et d'expéditions commerciales au Levant.
Toujours est-il que, même si les croisades ont élargi l'horizon de l'Européen du Moyen Age, enrichit sa vie et ses connaissances, c'était payer bien cher de telles acquisitions.
"Histoire Du Moyen Age", Editions du Progres, Moscou, Traduit de l'edition russe 1964
Kiev & Ukraine Private Tour Guides
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